Dès le plus jeune âge, certains parents espèrent que leur enfant a été « productif » durant la journée et que vous, professionnels, vous leur remettiez le joli dessin réalisé par ses soins. Pourquoi un tel enthousiasme pour ces créations ? Quel est le contrecoup de cette course précoce à la productivité ?
« Comment ça Tiago n’a pas fait de peinture aujourd’hui ? Il avait de la température ? Il était fatigué ? Il n’a pas été sage ? Je vois que les autres enfants en ont fait, eux… Il a fait quoi à la place ? ». La maman de Tiago, trois ans, est sincèrement désorientée. C’est la première fois depuis la rentrée que son assistante maternelle ne lui remet pas un dessin de son fils le soir. Elle s’interroge alors sur le contenu de sa journée et sur ce qu’elle lui a apporté en termes d’apprentissages. La professionnelle tente d’expliquer à cette maman que son fils a préféré dessiner des soleils avec de la craie sur la terrasse, en vain.
Il est pourtant fréquent que des jeunes enfants ne « produisent » rien dans le courant de leur journée. Certains choisissent de jouer à la poupée, en jeu libre, au lieu de manipuler un pot de peinture, tandis que d’autres décident à la dernière minute de déchirer leur beau dessin. Or, il n’est pas toujours évident de faire comprendre aux parents que les activités libres et non dirigées sont tout autant voire bien plus bénéfiques au développement des enfants que les activités sur table (tels que le collage, les gommettes, le dessin, la peinture…).
La course à la réussite scolaire, dès le berceau ?
Cette crainte de l’échec (scolaire entre autre) survient de plus en plus tôt dans la vie des enfants et de leurs parents. Soucieux du bon développement de leur chérubin et de ses apprentissages, les parents n’hésitent pas à les stimuler dès l’âge de la crèche. Certains d’entre eux vont jusqu’à investir la crèche comme un établissement préscolaire dans lequel les professionnels sont chargés de leur apprendre à tenir un crayon, à écrire la première lettre de leur prénom, à reconnaître les couleurs, à colorier sans déborder…
Dès que leur enfant est en âge de s’asseoir sur une petite chaise et de rester concentré quelques minutes d’affilée, des parents s’attendent à ce que leurs enfants exécutent des activités sur table, dans une ambiance studieuse. Certains parents en viennent à affirmer que leur enfant « perd son temps » à la crèche et qu’il est temps qu’il soit scolarisé pour qu’il « apprenne des choses ».
Les raisons de cette course à la productivité et aux apprentissages sont multiples et très variables d’un parent à l’autre : redoutent-ils à ce point l’échéance de l’école ? Estiment-ils que leur enfant n’apprend qu’en étant productif ? Craignent-ils, comme cette maman, que la crèche ne soit source d’aucun apprentissage ? Ou bien sont-ils tout simplement friands des productions de leur enfant qui leur laissent un souvenir concret de leur journée et qu’ils seront fiers d’exposer sur la porte du frigo ?
Faire plaisir aux parents ou respcter le libre choix de l'enfant ?
Cette course aux belles productions de l’enfant a ses limites… Notamment en crèche où le jeune âge de ces bébés Van Gogh ne promet pas un coup de crayon très vertueux. Il est évident que nombre de parents préfèrent que le professionnel leur remette, le soir venu, un beau dessin pailleté colorié de manière harmonieuse, plutôt qu’un morceau de papier kraft recouvert de peinture coulante et de crottes de nez ! Ainsi, si vous parvenez à leur présenter un joli dessin, peut-être se diront-ils que vous êtes un super professionnel qui est parvenu à booster leur enfant pour qu’il donne le meilleur de lui-même.
Or, cherchant naturellement à satisfaire les parents (en même temps, qui n’apprécie pas être apprécié ?), certains professionnels tombent dans un cercle vicieux. Pour que cette modeste marguerite de printemps soit la plus ravissante des fleurs - et avant tout la plus ressemblante, certains professionnels en viennent à retoucher eux-mêmes un ou deux pétales, à parsemer quelques paillettes ici et là, voire à attraper la main de l’enfant pour ne pas que son coup de crayon dénature l’œuvre d’art ! Ils finissent alors un peu coincés entre leur volonté de faire plaisir aux parents et cette petite voix pédagogique qui leur susurre à l’oreille de laisser cet enfant tranquille !
Car pensez-vous que les enfants passeront une meilleure journée si la bâtisse qu’ils ont crayonnée ressemble davantage à une belle maison d’architecte face à la mer plutôt qu’à la cabane en paille des trois petits cochons ? Pour cette raison, des crèches ont décidé de se recentrer sur les besoins des enfants et de bannir des listes d’activités tous les projets qui ne sont pas réalisables par les enfants, de A à Z. Elles ont également fait le choix de mettre un terme aux productions systématiques de la fête des mères, des pères, de Noël et de Pâques. Ces équipes estiment qu’elles n’ont pas à forcer un enfant à produire une création s’il ne le souhaite pas.
La porte ouverte aux comparaisons...
Cette course aux productions pose un autre souci, celui de la comparaison. Lorsque les différentes œuvres sont affichées, en bas desquelles sont indiqués les prénoms des petits artistes, de nombreux parents tombent dans le piège de la comparaison. Après avoir identifié le dessin de leur propre enfant, ils vont spontanément le mettre en perspective avec ceux des autres.
Cette comparaison, instinctive pour tout parent, leur permet de mieux situer le niveau de compétences de leur enfant par rapport à sa tranche d’âge. Si cela part d’un bon sentiment, cette situation peut être source de malaise lorsque l’un des enfants accueillis est en situation de handicap ou qu’il présente un retard de développement.
Par ailleurs, dans un contexte de crèche d’entreprise où la plupart des parents sont des collègues de travail, exposer le dessin de la fille du secrétaire aux côtés de celui du fiston du PDG peut donner lieu à des railleries déplacées venant alimenter les tensions entre les adultes. Dans ce sens, des équipes ont pris le parti de ne jamais afficher les productions des enfants et de les placer directement dans les casiers.
Finalement, ne vaudrait-il pas mieux résister à la pression des parents et laisser l’enfant autant que possible libre de ses choix ? Pourquoi ne pas les sensibiliser à la richesse du jeu libre et spontané en venant nourrir les transmissions d’anecdotes ? C’est à vous, professionnels, de leur expliquer que leur enfant a toute la vie pour apprendre à tenir une paire de ciseaux et à colorier sans déborder. Et que moins l’activité est cadrée, plus celle-ci stimule son imagination, son expression et sa créativité. La crèche reste un environnement relativement préservé dans lequel les enfants ont encore la possibilité d’être eux-mêmes… Alors, des productions, oui, mais avec modération et réflexion !
Article original : Les Pros de la Petite Enfance / "Les enfants productifs font-ils des parents heureux ?"
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